Le programme national des réformes est venu dans un contexte macroéconomique très difficile aux plans national et international. Sa réalisation est tributaire de l’implication de tous les acteurs publics et privés et exige un plan de communication et un leadership bien prononcé et bien articulé pour fédérer toutes les formes actives du pays et pouvant exploiter le potentiel existant. Moez Soussi, expert en évaluation des politiques économiques et des projets, présente sa lecture et son appréciation sur les différents axes de ce programme. Interview.
Quelle lecture faites-vous du nouveau programme national des réformes, dévoilé récemment par le gouvernement ?
Le gouvernement tunisien a présenté un programme national de réformes, il y a maintenant une quinzaine de jours. Le document portant sur la présentation de ce programme est accessible sur le site de la Présidence du gouvernement depuis le 14/06/2022. D’abord le document s’est arrêté sur les principales caractéristiques de la conjoncture économique en rappelant les indicateurs relatifs au bilan macroéconomique. Le taux de croissance marqué par une dépression historique en 2020 atteignant -8,7%, une inflation rampante, un déficit du compte-courant en pourcentage du PIB inquiétant malgré la relative amélioration depuis 2019, un déficit budgétaire de -7,7% en 2021, une dette publique en pourcentage du PIB atteignant 79,2% fin 2021. De toute évidence, le bilan est sombre et annonce une crise très profonde, notamment que l’année 2022 s’est compliquée par la guerre russo-ukrainienne, alors que le pays s’apprêtait à sortir de la crise pandémique. Les vulnérabilités économiques et l’instabilité politique ont augmenté le risque-pays et étaient bien saisies par les agences de notation pour nous dégrader encore ! La dernière était celle de Fitch Rating le 18 mars 2022 pour passer de B(-) à CCC.
Ensuite, les principes et les valeurs du programme ont été annoncés pour préciser qu’il s’agit de travail, justice sociale et solidarité, transparence et confiance et lutte contre la corruption.
Le programme s’est fixé cinq objectifs principaux, à savoir : rétablir la confiance et stimuler l’investissement privé, soutenir l’activité économique, assurer l’efficacité de l’administration et des entreprises publiques au service du citoyen et de l’économie, renforcer le développement social et promouvoir une économie résiliente.
Sept axes ont été adoptés pour asseoir les réformes nécessaires : la libéralisation de l’initiative privée et la consécration des règles de la concurrence loyale, ajoutant à cela le renforcement de la solidité du secteur financier, ainsi que l’amélioration de la performance et l’efficacité du secteur public, le renforcement de la digitalisation, la valorisation du capital humain, la promotion de l’inclusion sociale et la consécration de la durabilité du processus de développement.
Une lecture synthétique du plan des réformes fait ressortir la conviction de relancer l’économie à travers l’amélioration du climat des affaires et l’encouragement de l’investissement privé. Dans ce contexte, se déroulent, actuellement, les activités menées par le ministère de l’Economie et de la Planification pour la priorisation et puis l’implémentation des mesures d’amélioration du climat des affaires qui porteront sur un horizon variant de trois à six mois.
Fluidifier l’investissement moyennant la numérisation des processus, l’établissement des listes négatives (la liste des activités soumises à autorisation devient l’exception et pas la règle), la modernisation de l’administration n’apparaissent pas de simples objectifs, mais des pistes de réformes audacieuses, courageuses et tant attendues.
Sur d’autres plans, le programme des réformes envisage une réforme holistique de la fiscalité et un meilleur dosage entre appuis financiers et appuis fiscaux de l’investissement. Dans ce cadre, nous recommandons une liaison entre les incitations financières et fiscales pour relancer l’innovation, la création de valeurs et le positionnement sur les chaînes globales de valeurs prometteuses et en adéquation avec les potentialités réelles du pays.
Sur un autre volet, le programme des réformes a ciblé la consécration des conditions de concurrence loyale et d’amélioration de la qualité de la gouvernance. De telles mesures viennent répondre aux besoins de limiter l’économie de rente et d’arrêter de protéger les moins performants. En contrepartie, nous recommandons que les champions de l’industrie, du commerce et des services soient renforcés et encouragés pour qu’ils puissent donner l’exemple et s’internationaliser.
Par rapport au renforcement du système financier, il a été annoncé de faciliter l’accès au financement par la simplification des procédures et par le développement du système de paiement électronique.
Sur un autre plan, il est admis que les entreprises publiques sont aujourd’hui un lourd fardeau économique et financier pour l’Etat. Le programme des réformes envisage, dans ce sens, un plan de restructurations et des rapports d’audit. Nous pensons que le positionnement de l’Etat dans les secteurs clefs doit toujours prévaloir mais pas aux dépends de la performance et de l’efficacité du secteur public.
La pertinence et l’efficience des politiques publiques en matière de subvention des produits de base ont toujours été un casse-tête pour les Policies Makers. Ce programme de réformes a annoncé officiellement avec un horizon temporel l’application du système de compensation ciblée, orienté vers les populations vulnérables au lieu de l’ancien système de compensation universelle sur les prix. La mise en place s’étalera sur quatre ans à partir de 2023 pour atteindre la réalité des prix en 2026. La libéralisation des prix du carburant et l’indexation sur le marché international sont, à leur tour, annoncées. Sur ce point, il faudrait être très prudent, notamment en ce qui concerne le prix du carburant car les comparaisons devraient tenir compte du niveau du revenu et de la part des dépenses énergétiques dans le total de budget de consommation.
La valorisation du capital humain a représenté une composante importante du programme des réformes. Dans ce contexte, il est prévu d’agir simultanément sur les niveaux d’enseignement primaire, secondaire, supérieur et sur le système de formation professionnelle. Les manifestations négatives portant sur l’exclusion, l’abandon et la faible qualité de formation seront des problèmes à résoudre par un Conseil supérieur de l’éducation et par l’adoption d’une politique intégrée de renforcement des capacités dans le domaine du capital humain.
L’inclusion sociale, l’amélioration de l’état de santé et la lutte contre la dégradation de l’environnement ont fait partie des objectifs du programme des réformes.
En résumé, il s’agit d’un programme de réformes transversales touchant les principales préoccupations économiques, sociales et administratives. Ce programme est venu dans un contexte macroéconomique très difficile aux plans national et international. Sa réalisation est tributaire de l’implication de tous les acteurs publics et privés et exige un plan de communication et un leadership bien prononcé et bien articulé pour fédérer toutes les formes actives du pays et pouvant exploiter le potentiel existant. Le plan des réformes est dépourvu d’indicateurs de mesure de performance et, dans la majorité des cas, de chronogramme des réalisations. D’autant plus qu’il apparaît aventurier en ce qui concerne la levée des subventions et la libéralisation du prix du carburant. Il sera difficile de l’évaluer une fois qu’il sera mis en application.
Quelles opportunités et quels défis entrevoyez-vous à travers ce programme ?
Le programme des réformes est élaboré dans des conditions particulières comportant des conditions aggravantes, mais pouvant bénéficier d’atouts encourageants.
Il est connu que la situation économique à l’échelle du pays a été touchée par de longues années de contre-performances et aggravée par la crise pandémique et actuellement par les conséquences de la guerre russo-ukrainienne, notamment en ce qui concerne les prix des céréales et du pétrole. Cela alourdit la mission pour amorcer un nouveau cycle de croissance à taux avoisinant les 5% nécessaires à réduire le chômage et à rétablir les équilibres macroéconomiques de base. L’engagement de l’Etat est très sollicité en période de crise, alors que l’espace budgétaire est très mince. Encore, faut-il rappeler, qu’aujourd’hui, le succès des réformes semble très difficile dans un contexte de tiraillement autour des questions à la marge des priorités économiques et sociales. En revanche, la concentration du pouvoir permettrait de mobiliser les forces nécessaires à la mise en œuvre des réformes et à la crédibilité tant attendues, mais non réalisées en période de transition démocratique d’avant le 25 juillet.
Quels innovation, création de valeur, idée, changement de paradigme, le gouvernement doit-il mettre en place dans sa feuille de route pour sortir de la crise économique et financière actuelle, à court et à moyen terme ?
Nous pouvons lire clairement durant les mois passés que le gouvernement a été assez innovant dans le processus de planification stratégique. Le gouvernement a été obligé de gérer les principales problématiques dans l’urgence, commençant par la loi de finances complémentaire 2021, la loi de finances 2022, l’élaboration des mesures d’urgence, le programme national des réformes, l’élaboration des mesures d’amélioration du climat des affaires, le Plan de développement 2023-2025 et l’élaboration de la stratégie Tunisie 2035.
L’ingéniosité a été dictée par l’obligation face à un état de fait d’inverser le processus de la planification stratégique en allant du détail et urgent vers le global et stratégique. Le gouvernement devrait continuer, lors de l’élaboration des documents stratégiques, à pratiquer une gestion participative impliquant les partenaires privés et les acteurs publics. Le changement de paradigme est, certes, nécessaire, mais cela dépendra de la capacité de gérer l’urgence et de s’attaquer aux vrais problèmes. Les Tunisiens s’attendent à des mesures phares et radicales et qui coupent avec l’ancien système qui a montré son inefficacité. A notre sens, il faut revoir le rôle de l’Etat, mais sans l’application de modèles rigides et de mesures transversales. L’Etat doit être muni de fonctions objectives lui permettant d’être flexible et intelligent et répondant aux vraies priorités. L’Etat doit être facilitateur, accompagnateur quand le privé est présent. Mais, s’il le faut, providence et producteur dans les zones nécessitant toujours un appui et un encadrement.
La Tunisie est toujours dans une posture où l’endettement s’impose comme la seule planche de salut face aux effets profonds de la crise financière. Le recours à la dette extérieure (FMI) reste l’option la plus rapide dans le contexte d’urgence actuelle, mais la plus lourde de conséquences ?
Justement, dans les conditions actuelles marquées par l’aggravation des déséquilibres des finances publiques, le creusement des écarts entre les recettes et dépenses, y compris celles relatives aux services de la dette, le budget de l’Etat pour qu’il soit équilibré exigera de lever des ressources en provenance des emprunts intérieurs et extérieurs. Le recours à l’emprunt est une nécessité incontournable à court terme. Plus précisément, un accord-programme avec le FMI ne pourra pas à lui seul satisfaire les besoins en devises, mais facilitera la sortie au marché extérieur. En revanche, toutes les forces et potentialités productives doivent être mobilisées vers l’amélioration de la création de richesses et par tous les moyens, l’Etat doit garantir les conditions nécessaires à une stabilité de la fonction production et à assainir le climat des affaires de tout dysfonctionnement compromettant l’investissement. Il faut rappeler qu’un point de croissance de plus permettra de diminuer le taux de déficit budgétaire de trois points de pourcentage.
L’économie nationale peut-elle retrouver son souffle lors des prochaines années ? Quelles seront les pistes de sortie de la crise qui perdure ?
Je ne doute pas de la capacité de l’économie tunisienne de sortir du marasme par lequel elle est passée, ces dernières années, à cause de raisons internes et externes. La Tunisie dispose, malgré tout, d’importants potentiels sur les plans du capital humain ; de la qualité des institutions, de la dynamique du secteur privé, de son infrastructure routière et de la plateforme IT disponible. La Tunisie détient des rapports de coopération et de partenariats très motivants avec ses voisins, les pays arabes et les pays d’Europe. Elle est capable d’investir sur le capital relationnel, compte tenu de son patrimoine historique et culturel.
Les pistes que nous recommandons respectent un échéancier de court terme vers le long terme. Une consécration d’un Etat intelligent, bien informé, prospecteur, partenaire et facilitateur. La concrétisation des principes de gestion efficiente des finances publiques par un Etat qui dépense correctement et équitablement. Il est obligatoire d’intégrer une bonne partie de l’économie informelle en mettant en œuvre des modèles d’intégration et de mutualisation, les coopératives et les entreprises d’économie sociale et solidaire. Il faut mettre en œuvre des politiques sectorielles valorisant les avantages comparatifs et se positionnant sur les nouvelles chaînes de valeurs qui se transforment à la suite de la pandémie et de la guerre en Ukraine (production agricole, industrie agroalimentaire, industries pharmaceutiques). Il est nécessaire d’amorcer une transition énergétique bien prononcée et fixant des taux de mix-énergétique comparables aux pays avancés et mettre en place une industrie verte adoptée comme un vecteur de développement pour la préservation de l’environnement. Finalement, il faut négocier un accord d’association complétée (dans le sillage de l’Aleca) avec l’Union européenne et mettre en œuvre des réformes institutionnelles et législatives nécessaires à une meilleure harmonisation aux standards internationaux.